dimanche 26 décembre 2010

Comment le bandonéon est entré dans ma vie

Si les habitants des deux rives du Rio de la Plata peuvent entonner : d'aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours été bercé par le son du bandonéon... Ce n'est pas mon cas. J'ai dû le reconnaître néanmoins lorsqu'il m'a attrapé dans ses filets, même si je ne peux préciser ni quand ni comment; petit à petit, puissamment, définitivement. Dans ma famille, sans être mélomanes, on écoutait pas mal de musiques l'air de rien et dans un joyeux éclectisme incontrôlé. En 1989, ma mère était revenue enchantée d'un concert d'Astor Piazzolla avec Milva au Théâtre des Bouffes du Nord à Paris. Cette musique que nous écoutions en boucle semblait m'avoir pénétré, me parler spécialement, à moi, l'adolescente provinciale et déracinée, à défaut d'être exilée.

Après des études d'audiovisuel suivies par de plus en plus d'incartades professionnelles dans le monde de la musique, je cède à ma grandiloquente pulsion d'écrire une série de documentaires sur la musique et la danse liées à l'identité d'un peuple. C'est avant tout l'expression d'une culture, à travers sa danse, sa musique, son chant et ses paroles qui m'intéresse.
Après quelques recherches sur différentes régions du globe, je me retrouve confrontée à la nécessité d'un numéro zéro à mener à bien; sinon je sens bien que je pourrais y passer ma vie ! J'hésite peu entre le flamenco et le tango. Nous sommes en 1992, l'année où Atahualpa Yupanqui et Astor Piazzolla nous font faux bond. Je passe l'été au Festival d'Avignon dédié à l'Amérique Latine où j'apprécie, entre autres, le spectacle "Zarzuela, historia de un patio". Contre toute attente, le bandonéon y est présent.
De l'Argentine, je ne connais alors que ces mères qui luttent depuis des années pour retrouver leurs enfants, se réunissant tous les jeudis autour de la Place de Mai, réclamant justice pour les 30.000 disparus de leur dernière dictature (1976-1983). C'est aussi l'époque où je dévore la biographie d'Hugo Pratt - dessinateur et fin connaisseur de l'Argentine, père de Corto Maltese - intitulée "Le désir d'être inutile" qui vient rejoindre d'autres stimuli qui me conduisent vers un chemin non prémédité. Je profite de ma vie parisienne pour rencontrer tous les musiciens, chanteurs puis danseurs argentins de la place. Je laisse alors tomber le documentaire-prétexte pour entrer corps et âme dans ce monde du tango que je n'allais plus quitter. Aller à la rencontre des autres est la meilleure façon de dépasser ma timidité maladive d'alors et de la troquer pour une curiosité tout azimuth qui me porte naturellement vers toujours plus de découvertes et de connaissances, sans ostentation.

En octobre 1992, je me rends dans la belle ville de Nantes, transformée, à l’occasion du festival "Les Allumés de Nantes", en Buenos Aires. C'est pour moi comme mon premier voyage à Buenos Aires. Voici ce que j'écris alors dans mon Journal de Bord de l'époque :

“Nantes se met à l’heure latino-américaine, à celle du métissage des cultures, à l’odeur d’empanadas, ces chaussons à la viande; au goût de maté, cette infusion amère; à la couleur des longues nuits musicales. […] Me falta la cruz del Sur. La Croix du Sud me manque avec son clignotement que l’on guette dans le ciel, point de repère comme pour se rassurer à travers nos errances. Un peu d’empressement à me plonger dans cette semaine aux accents de tango, à la découverte de quelques-uns des habitants de Buenos Aires, les porteños. […] Vers 19h, je me retrouve sur les quais de Loire où a lieu l’ouverture des “Allumés”. Je me dirige à travers la foule, me guidant au son du bandonéon, qui peu à peu, je le comprends, émane de l’imposant cargo Melquiadès. Malgré l'avancée lente et massive du cargo avant l’accostage, je perds régulièrement les musiciens de vue, à la proue de ce cargo disproportionné, tant les Nantais se sont mobilisés. Je n’aperçois ni les notes, ni les doigts, seulement de temps en temps la chevelure blanchie de Néstor Marconi. Par le truchement de mes oreilles, me parvient une drôle d'émotion. Comme aspirée par ses notes, je maintiens mon regard dans leur direction tandis que la foule se déplace. Une grue soulève alors lentement un immense et pesant rideau de velours rouge vers ce long pont qui domine la scène et la Loire. Subitement, le rideau s’embrase et la bourrasque de fumée s’engouffre sous le pont de Cheviré. Impressionnant ! La fête peut alors commencer pour ces milliers de personnes venues assister, tout comme moi, à l'ouverture enflammée des “Allumés”.

Cinq ans plus tard, alors que je suis devenue, presque malgré moi, agent de musiciens argentins, Fernando Maguna, fraîchement débarqué d'Argentine pour intégrer l’orchestre de Juan José Mosalini en tant que pianiste, cherche à vendre son bandonéon. Par un extravagant concours de circonstances trop long à raconter ici, je décide de le lui acheter alors que je n’ai jamais songé avoir un instrument. Et que je ne dispose pas de la somme requise. Après seulement quelques jours passés en sa compagnie, à l'idée m'en séparer, je suis submergée de larmes, comme si on allait m'arracher mon enfant. Juanjo Mosalini, touché par mon état, me donne alors mon premier cours de bandonéon. Je finis par me débrouiller pour trouver l'argent et fais ainsi l'acquisition de mon premier bandonéon !

Si j'ai appris relativement facilement à danser le tango, j'ai toujours eu le bandonéon retors ! Malgré quelques balbutiantes leçons au Conservatoire de Gennevilliers, j'ai renoncé pendant dix ans à son apprentissage, ne sachant pas lire la musique ; avant de tenter de m'y remettre, et ce, malgré mon indiscipline, ma relation conflictuelle et mes découragements chroniques.

10 ans plus tard, Fernando m'apprend que mon bandonéon était celui que son père lui avait offert. Je décide alors d'en changer et il peut ainsi le récupérer. Il y a toujours beaucoup d'affects autour de chaque instrument, ce n'est jamais neutre, Dieu sait ce qu'ils ont traversé comme tempêtes.

Pendant 7 ans, je serais l'agent de Juan José Mosalini et j'aurais l'occasion d'écouter nombre de bandonéonistes de renom. Une aubaine que je n'évalue pas.

Pourrait-on écrire une sorte de sacre du bandonéon, d'ode à son univers multiple et à ceux, bienveillants complices, qui lui donnent corps, âme et son ?

Aujourd'hui, après bien des détours, je n'ai trouvé meilleur moyen que ce livre pour lui dire cet envoûtement absolu, renouvelé, cette découverte sans fin de possibles, au delà des mots, son côté "trop intense pour être honnête" et ce mystère jamais tout à fait élucidé qui opère comme un charme...

L'écriture me permet de prendre le temps de partager ces voyages et ces rencontres avec quelques-uns des protagonistes que j'ai croisés et qui m'ont poussée dans des retranchements imprévus. Mon défi secret est à la fois de faire mieux connaître cet instrument au grand public mais aussi à ceux qui le connaissent ou le pratiquent déjà, en faisant découvrir d'autres surprenantes facettes. Que le son du bandonéon puisse atteindre encore plus de gens car je le crois bienfaisant et parfaitement actuel !

    Mes veines auraient-elles du sang de bandonéon, comme le chante Malena dans un tango éponyme du parolier Homero Manzi ?

    Qui s'y frotte, s'y pique. Si vous y touchez, vous n’en ressortirez pas indemne… S'il ne nous rend pas meilleur, il nous rend plus authentique, et nous révèle des choses de nous-mêmes.

    Laissez-vous guider dans l'exploration des milles et un rouages de cet instrument qui de légendaire vous deviendra familier.

    La corne de brume a sonné du haut du phare. Embarquez-vous en terres bandonéonnes.

Solange Bazely

1 commentaire:

  1. Merci pour ce voyage "introductif", j'entendais presque le son... Du bandoneon au fil de la lecture :-)

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