mercredi 25 mai 2011

Béjart, Donn, Garello & la Danza del fueye

Le charismatique et prolifique chorégraphe Maurice Béjart, passionné de tango, a utilisé à maintes reprises le bandonéon dans ses chorégraphies. C’est Jorge Donn, le danseur argentin d’origine russe qui sera des années durant l'égérie de sa compagnie, qui le lui fera découvrir :  “J’ai toujours été très lié à l’Argentine grâce à Jorge Donn. Il y a toujours eu des Argentins dans ma compagnie“ commente Béjart , dans une interview donnée à Diego Llumá en juin 2003.

Raúl Garello nous raconte sa rencontre avec Jorge Donn : "Durant l’hiver portègne 1990, un ami commun, journaliste, Bepo González, me présente Jorge Donn dans un restaurant de Belgrano. Finalement, il me dit : "Raúl, j’aimerais que vous m’écriviez un solo de bandonéon. J’aime beaucoup le tango, et je voudrais danser sur scène avec un bandonéon. La seule contrainte est que ça ne dure pas moins de 6’30 !". Pour un solo de bandonéon, ce n’est pas rien ! Surtout qu’on supposait alors que son destin probable serait d’être chorégraphié par Béjart qui aimait  beaucoup le bandonéon. Je me mets à écrire cette œuvre en jouant sur la variété rythmique pendant les trois parties : le prologue, l’épilogue et le final. J’en parle à Horacio Ferrer, avec lequel je collabore depuis si longtemps, qui me trouve le titre : la Danza del Fueye, la danse du bandonéon (du soufflet plus exactement). Je l’enregistre et en octobre 1990, je lui fais parvenir par l’intermédiaire de l’actrice argentine Cipe Lincovsky, qui avait déjà travaillé avec Béjart et Donn dans Nijinsky, clown de Dieu. Comme je n’avais eu aucune nouvelle, j’avais perdu espoir ; j’ai pensé que ça ne lui avait pas plu. Un an plus tard, je reçois un fax de la part de Jorge Donn qui veut faire la première de la Danza del Fueye en février 1992 ; la chorégraphie est prête et il souhaite que je la joue, avec lui, sur scène !
Fin Janvier, de retour de Toulouse où j’avais enregistré avec l’Orchestre National du Capitole dirigé par Michel Plasson, nous commençons à travailler. La danse durait 9 minutes et avait tendance à s’étendre par la chorégraphie et les silences. La première a eu lieu le 18 février 1992, à Mar del Plata. Ce fut un moment extraordinaire ! Jusqu’à mi-avril, nous avons donné environ vingt représentations en Argentine. Nous faisions la première partie avec la Danza del Fueye et pour la seconde partie, il dansait ce Boléro de Ravel qui l’avait rendu si célèbre, notamment grâce au film de Claude Lelouch, Les Uns et les Autres. La grande scène était disposée selon Béjart : nous étions l’un à l’extrême droite et l’autre à l’extrême gauche, il y avait un autre bandonéon sur une chaise, comme relâché… et moi jouant debout, vêtu de noir. Jorge Donn dansait au milieu, seul. C’était un duo entre le danseur et le bandonéon. Toute la scénographie était une boîte noire avec la lumière. Nous avons joué en avril à Lausanne. Puis à Sens à l’occasion de la Carte Blanche donnée à Jorge Donn. A 45 ans, il était déjà très malade. Notre dernière représentation publique a eu lieu le 4 juillet 19922, jour de la mort d’Astor Piazzolla. Quelle coïncidence ! Jorge Donn est mort peu après, le 30 novembre de cette même année“. "

Phil Lizon, danseur chez Béjart à la même époque que Donn, m'a raconté qu'avec cette pièce, Maurice Béjart, qui aimait beaucoup le bandonéon, pensait faire un vrai cadeau à Jorge Donn qui était déjà bien fatigué et malade et n'avait pas pu l'apprécier autant qu'il aurait souhaité. Pour les autres spectacles où le tango était présent, c'était souvent le frère de Jorge Donn qui en faisait la sélection musicale.

L’autre pièce est “Che, Quijote y bandoneon“ que Béjart monta en 1999 pour les élèves du groupe 13 de Rudra en coproduction avec le Théâtre de Vidy à Lausanne, et non pour sa compagnie, avec Cipe Lincowsky et le danseur argentin Octavio Stanley (dans le rôle de Che) et les autres danseurs Arnaud Marcon (Don Quijote), Ivana Baresic (Dulcinée), Denis (La Mort) et des jeunes d’une bonne dizaine de nationalités. Les musiques choisies étaient d’Astor Piazzolla, de Raúl Garello, de Daniel Binelli et la voix d’Eladia Blasquez avec le bandonéoniste Olivier Manoury sur scène (en alternance avec William Sabatier sur certaines dates).


Olivier Manoury : “René Gonzalez, directeur du Théâtre de Vidy à Lausanne, où se situe l’école de Béjart me téléphone pour me demander de rencontrer Béjart le lendemain matin ! Je m’arrange et débarque à Lausanne avec mon bandonéon, accueilli par Béjart lui-même et Cipe Linkowsky.
Sur un des plateaux, une quinzaine de danseurs évoluaient sur scène. Et puis Béjart me dit : “Je suis très content que vous ayez accepté de venir. Montez et jouez ce que ça vous inspire“. Ca tombait bien que je sache improviser et que je n’ai pas besoin de partition ! Béjart m’informe : “On a déjà travaillé avec des bandes, comme je fais toujours. J’ai beaucoup travaillé avec mon ami Raúl Garello mais là il me manque un bandonéon physiquement et un bandonéoniste sur scène, voilà.“

Alors je joue en me laissant complètement aller à mon truc. Les danseurs évoluaient sur une chorégraphie qu’ils avaient préparée avec une autre musique qu’il ne voulait pas que j’entende.
Béjart avec lequel j’avais un très bon feeling semblait très content. On a alors regardé le planning avec le directeur, très longtemps à l’avance et avec beaucoup de dates. J’en ai fait la plupart mais j’ai demandé à William Sabatier d’assurer une partie – puisqu’il sait faire ce que je fais – et qui a assisté à certaines répétitions pour rassurer Béjart qui était très autoritaire. Cependant, avec moi, il m’a foutu la paix et j’ai fait ce que j’ai voulu.
Ce premier jour où j’avais improvisé, ils avaient enregistré sans me le dire et travaillé dessus. Evidemment comme je n’étais pas tout le temps présents, ils avaient fixés des mouvements… Quand j’ai commencé les répétitions, ils étaient perdus car je jouais autre chose. J’ai finalement dû relever le morceau que j’avais complètement improvisé et que j’ai ensuite enregistré dans mon disque de bandonéon solo, qui s’intitule “Al Che“. J’ouvrais donc le spectacle avec ce thème.
La tournée a duré un an et demi, dans toute l’Europe. En Argentine, nous avons joué à Buenos Aires, La Plata, Rosario, Resistencia (où tout le monde connaît Rudi et Nini Flores), Córdoba, Montevideo puis à Brasilia et San Paulo au Brésil. Je n’avais jamais tant voyagé ! 

Le premier jour au Grand Rex de Buenos Aires en Mai 2000, il y avait une belle brochette de bandonéonistes au premier rang dont Raúl Garello. Mais comme je jouais ma musique, je ne me sentais pas à l’examen".
William Sabatier a assuré une vingtaine de dates en Europe et en Suisse au théâtre de Vidy : "J’en garde un très beau souvenir. C’était pour moi ma première grosse tournée à l’étranger. Ce n’était pas rien. Après Béjart, les choses vont changer pour moi; je vais enfin gagner ma vie. Béjart était très autoritaire avec ses danseurs, ses techniciens et ses collaborateurs. Mais il avait toujours un mot gentil avant les spectacles. Je me souviens à Weimar, je me chauffais côté jardin dans les rideaux, il est venu se placer sur une chaise à coté de moi, j’ai joué un peu pour lui, il m’a raconté sa rencontre avec Astor en Italie et il m’a mis en confiance avec un mot pour me rassurer.  J’ai appris aussi un truc très juste grâce à lui : trop d’esthétisme tue l'esthétique. Je l’ai vu mettre en pratique ceci avec beaucoup d’habilité. Chose à laquelle je pense souvent depuis dans mes solos."

Autres ballets dans lesquels Maurice Béjart ( janvier 1927 - novembre 2007) utilisa le tango :
• Notre Faust (1975) avec "La cumparsita" et autres tangos, choisis par Jorge Donn qui alternent avec du Bach.
• Mozart-Tango sur un mélange de musique de Mozart et de 7 tangos argentins en décembre 1990 avec le Béjart Ballet Lausanne
• Episodes (1992) musique d'Astor Piazzolla
•  L’Art du pas de deux (1993) La Cumparsita
•  Racine cubique (1997), solo de Sylvie Guillem sur une musique originale de Raúl Garello.
Tangos, 2001 Musique : "El Flete" (V.Greco/P.Contursi), "Organisto de la tarde" (C.Castillo/J.G.Castillo),/  "Caminito" (Juan de Dios Filiberto), "Fueyazo" (Daniel Binelli), /  "Danzarin" (J. Plaza), /  "La Cumparsita" (Gerardo H. Matos Rodriguez)

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