mercredi 17 novembre 2010

Madrigal d'absence par Matías Gonzalez (10/11/2010)

""C'est toujours ce que je dis à mes élèves : étudiez, même si c'est à la marelle que vous voulez jouer. Je les conseille d'après  ma longue expérience de vieux routard.  La technique est certes importante, mais je leur parle de musique, de la vie et d'éthique. Leur faire comprendre qu'en plus d'être de bons musiciens, ils doivent être de très bonnes personnes".

Marcos Madrigal - Photo d'Olivier Elissalt: www.elissalt.com/Tango.htm

Cher Maître,
Je vais me permettre de te tutoyer pour la première fois.

Comment puis-je te remercier de tout ce que tu m'as enseigné ? Le respect, l'espièglerie, l'optimisme inébranlable  face à l'adversité, la dignité de tout travail quelles qu'en soient les conditions, le "naturisme" (je me réfère au fait de manger sainement ou de rajouter du citron dans le maté, et non pas au nudisme...); le partage du peu que l'on possède, de façon désintéressée, l'humilité... et cela fait à peine trois semaines que tu m'as appris que les croissants sont meilleurs réchauffés... Parmi tant de choses encore, tu m'as enseigné le bandonéon en m'insufflant ton désir constant de te dépasser, malgré tes 94 ans.

Je t'ai connu quand j’avais besoin de quelqu'un qui sache prendre en compte mes aspirations. La plus importante d'entre elles était de jouer le bandonéon. La dure situation économique que nous vivions à la fin des années 90 t'a amené à me proposer des cours gratuits que je n'osais accepter. Aussi, je m'évertuais à trouver toutes les raisons possibles pour rester auprès de toi.
Je me souviens que sous l'utopique excuse de classer les mille et mille partitions empilées dans ta petite chambre mythique, je t'écoutais jouer ou parler pendant des heures. Il faisait très froid et plus je classais, plus l'air se remplissait de poussière et d'acariens.
Comme il faisait nuit tôt, le goûter se faisait dans la demie obscurité (bien sûr... le goûter, car tu n'aurais jamais permis que je m'en aille l'estomac vide) : le thé en sachet Green Hills fumant ,accompagné de ces merveilleuses petites biscottes Hojalmar. Alors tu commençais à raconter quelques-unes de tes blagues (certaines légèrement coquines) qui nous faisaient tant rire.  Malgré la dèche, c'était pour moi, la synthèse du bonheur. Chaque fois que je trouvais quelque chose d'intéressant dans ta bibliothèque musicale dantesque, je te le passais, tu le jouais et ensuite on le commentait. Ça pouvait aller des transcriptions d'Art Tatum; ou peut-être une pièce d'Albéniz, de Mozart; de Máximo Mori ou de Pérez Prechi. À présent, je revois cela si clairement !  C'est ainsi que tu m'as enseigné la curiosité et l'importance de la quête permanente, sans même avoir besoin de jouer une seule note. Tu étais la parfaite symbiose entre Monsieur Miyagui de "Karate Kid" et du Maître Yoda de "Star Wars".
Peu de temps après, vers tes quatre-vingt et quelques années, la situation critique t'obligea à prendre le bandonéon et aller jouer à la station de train pour voir si tu n'en tirerais pas quelque argent. Je me souviens qu'en t'accompagnant pour la première fois dans ce via crucis de la station Bartolomé Mitre, j'ai reçu un autre de tes enseignements transcendantaux. Devant ce qui était alors, pour moi, un comble ... je t'ai demandé :
   - Maître, comment se peut-il que vous, à votre âge et avec la carrière que vous avez conduite, vous soyez obligé de jouer ici pour quelques pièces ?
   - Matías, quel est le problème? J'ai besoin de travailler. Je prends cela comme un travail. Vu comme cela, il n'y a rien de plus digne que d'être ici, n'est-ce pas ?
Immédiatement, et comme pour couper court avec le côté solennel, tu as ajouté :
   -Ouïe! Regarde cette petite vieille qui vient par là...
La petite vieille était une femme de 40/42 ans et qui les portait très (très) bien. Et tu as fini par lui faire un compliment ("mais quel beau sourire !") en lui dédiant l'habituelle valse “Palomita Blanca”.
De bonne humeur. Toujours. Il n'y a pas de travail indigne. Jamais.
Pourquoi j'attendais tant qu'un article émouvant soit publié à ta mémoire ?
Peut-être parce qu'Osvaldo Pugliese et Horacio Salgán ont commencé leurs pas avec toi ?
Ou parce que tu as fait partie du légendaire sextet de Elvino Vardaro?
Peut-être parce qu'en plus, tu as travaillé - et la liste est impressionnante,- avec Alfredo Gobbi, Héctor Stamponi, Hector María Artola, Francisco Lomuto, Federico Scorticati, Carlos García, Dino Saluzzi, Julio de Caro, Osvaldo Fresedo, Argentino Galván, Roberto Pansera, Julio Ahumada, Carlos Marcucci, Antonio Agri, Leopoldo Federico, Jaime Gosis ?
Cela aurait pu être parce que tu as formé plusieurs générations de bandonéonistes. La liste est immense, et en voici seulement quelques-uns parmi nous :  José Libertella, Ernesto Baffa, Mario Montagna, Miguel Ángel Nicosia, Gabriel Merlino, Ernesto Molina, Ramiro Boero, Federico Vázquez, Víctor Hugo Villena, Luciano Sciarreta, Horacio Romo, Marcelo Nisinman, moi-même ?
Ou serait-ce encore pour ta méthode moderne de bandonéon, chaleureusement recommandée par Roberto Di Filippo et Leopoldo Federico, ouvrage relancé récemment par Ricordi ? (J'ouvre une parenthèse importante concernant le fait que je t'ai entendu râler souvent contre les conditions de cette réédition).
A moins que tes mérites n’aient pas été suffisants pour susciter ne serait-ce qu'une petite note dans un coin de journal. Même si tu restais complètement insensible à ce genre de détails parce que tu ne connaissais pas la vanité. Cela fait mal de voir partir une partie importante de l'histoire du tango dans une froide indifférence et sans répercussion. Souvent, l'infamie a de meilleurs attachés de presse.
“Qu'ils aillent se faire foutre!” aurais-tu dit et une fois de plus, j'éclate de rire.
Bordel, est-ce possible ? Alors que, quand je t'ai vu il y a trois semaines, tu allais bien. Qu'importe que tu sois presque centenaire ! Bien que j'ai interrompu ta sieste et un rêve assez intéressant, tu m'as reçu en souriant et avec une longue étreinte. Tu as chauffé de l'eau dans "la pava", on s'est bu deux à trois tournées de maté, tu as fait griller les croissants dans un four au bord de l'explosion et nous avons quasiment tout mangé (au moins dix...). Tu m'as demandé comment ça allait en Fggrancia (en imitant l'accent) et comment je faisais pour supporter les Fggrançais. Nous avons parlé de musique. De la façon dont tu continuais à étudier malgré les douleurs. Nous avons parlé de combien d'élèves tu avais actuellement. On était d'accord sur la façon de voir le pays et comment il avait changé depuis que nous nous connaissions. Tu m'as demandé si je montais encore dans les trains sans ticket. Et je t'ai dit que oui, "si c'est juste pour une station". Ensuite, tu m'as raccompagné jusqu'à la porte et j'ai pris congé de toi :
"A bientôt et prenez soin de vous"...
La version originale en espagnol se trouve ou en cliquant sur le titre.

1 commentaire:

  1. Bravo, une grande émotion et non moins grande leçon d'humilité. C'est ce genre de rare rencontre d'une vie qui donne un sens noble à l'existence.
    Merci de nous le faire partager.
    Philippe

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